par Dominique Cros, ancien directeur
J’écris ces lignes au moment où l’actualité est dominée par les perspectives qu’offrent les outils maintenant nombreux d’intelligence artificielle. J’imagine, maintenant que j’en suis éloigné, les salles des professeurs bruissant d’interrogations, de craintes ou d’enthousiasmes pour ce nouvel outil d’apprentissage. Et je ne doute pas que nos élèves friands de nouvelles technologies s’en soient déjà largement emparés.
A contretemps peut-être, je voudrais parler de la transmission, dont l’école est le lieu par excellence même s’il n’est pas le lieu unique. Et parlant de la transmission, je voudrais honorer les professeurs et le caractère unique, indispensable, héroïque et presque sacré du “maître” comme on désignait le professeur depuis des temps immémoriaux.
La transmission se vit à deux : le maître (l’enseignant) et le disciple (l’élève). Il s’agit concrètement d’un dialogue (au sens platonicien) même si ce dialogue est inégal en ce sens que le maître parle plus longtemps que l’élève et détient dans son domaine un savoir qu’il a justement à transmettre. Mais par son attention, par son attitude, son langage corporel, ses réponses, ses questions ou son silence, l’élève participe à cet échange. Il y a là comme une alchimie de la parole, du verbe dont le philosophe Paul Ricoeur soulignait le caractère exceptionnel :
“ Qu’est-ce que je fais quand j’enseigne ? Je n’ai pas d’autre gagne-pain et je n’ai pas d’autre dignité ; je n’ai pas d’autre manière de transformer le monde et je n’ai pas d’autre influence sur les hommes. La parole est mon travail, la parole est mon royaume.”
Bien sûr, la parole n’est pas le seul outil de la transmission et depuis longtemps les outils dont dispose l’enseignant sont nombreux dans les disciplines scientifiques comme dans les humanités. Le “faire” s’est largement développé comme les manipulations dans les cours physique ou chimie, les “sorties sur le terrain” en géologie ou géographie, le théâtre mis en scène dans les cours de littérature, par où l’on retrouve le rôle irremplaçable de la “parole” dans l’apprentissage.
La transmission orale est fondatrice de la civilisation. Dans la religion juive, elle est le fondement même de l’existence de l’humanité. ”Étudier et transmettre” sont les impératifs de la culture juive. Le philosophe et linguiste Georges Steiner rapporte l’anecdote suivante :
“Dans les camps de la mort, certains rabbins et talmudistes étaient connus comme des livres vivants dont d’autres détenus en quête de consolation pouvaient “tourner” les pages de la récapitulation”.
L’enseignement est un art oral avant tout. Socrate n’a jamais rien écrit et ses enseignements transmis par Platon nous donnent à savourer les échanges entre le maître et ses élèves. Le Christ non plus n’a pas écrit et ses paroles transmises de génération en génération ont été rapportées de manière parfois différente voire contradictoires par les quatre évangélistes.
L’un d’entre eux, Matthieu écrit :
“Lorsque Jésus eut terminé ce discours, les foules restèrent frappées de son enseignement, car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes.”
Il y a de la séduction dans l’acte d’enseigner (au sens étymologique subducere du latin) c’est à dire qu’il invite l’élève à sortir de lui-même, de l’ignorance et à aborder une culture qu’il ne connaît pas encore. On dit que “les cours du philosophe Bergson au Collège de France étaient des événements… Les auditeurs étaient aux fenêtres, s’entassaient dans les couloirs… Sa façon de parler et de raisonner était simple, fluide, logique, illustrée d’exemples qui captivaient l’auditoire. Il parlait sans notes, sans aucun papier… Parmi ses auditeurs célèbres, Charles Péguy qui ne prenait pas de notes, trop occupé à s’abreuver à la source même irremplaçable. Les auditeurs du cours recevaient Bergson, à chacune de ces apparitions avec des vivats et des bouquets de fleurs, en le mettant parfois mal à l’aise. “Je ne suis quand même pas une danseuse” protestait-il !” (Robert Maggiori)
Le maître s’adresse à ce que l’élève a de plus haut dans son intelligence, son imagination et même son cœur. D’où les dangers possibles ; le maître n’est pas un gourou, il doit avoir une éthique, il se doit d’être exemplaire. Car lorsqu’on enseigne c’est beaucoup de soi-même qu’on donne à voir et à entendre. Marguerite Léna dans son ouvrage, “Le passage du témoin” écrit :
“… Je lui transmets ce que j’ai reçu d’autres, je le transmets pour que ce don reçu vive au-delà de ma mort. Il y a dans la transmission un jeu de la vie de la mort, une célébration de la vie, une conjuration de la mort.”
La finalité de la transmission est cependant de faire accéder l’élève à l’autonomie, le “penser par soi-même”, l’esprit critique. Elle est bien un passage de témoin pour qu’advienne le désir de prendre, à son tour, sa place dans le monde et sa tâche impérative de transmettre.
Chers jeunes du Lycée Froment, je vous invite, peut-être pas à célébrer vos enseignants avec des vivats et des bouquets de fleurs (quoique) mais à apprécier la chance et le bonheur d’apprendre loin de la seule préoccupation, au demeurant importante, des notes et de parcours sup. Un Philosophe d’aujourd’hui Camille Riquier rendait hommage à ceux qu’il avait croisés durant ses études : “Aux maîtres qui nous ont envoyés à la pensée, la gratitude est dès lors si grande que nous ignorons nous-même jusqu’à quelle profondeur leur enseignement a pénétré en nous, puisque celui-ci a fait ce que nous sommes.”
Dominique Cros
professeur d’Histoire et de Géographie, chef d’établissement du Collège St François d’Assise et du Lycée Jules Froment 2010-2017
P.S. article écrit sans l’aide d’une IA !